mercredi, 2. novembre 2011

Interview: Michel Sitbon, agitateur de neurones

Rencontre avec un éditeur qui depuis 20 ans, inlassablement avec la détermination d‘ un sage, contribue toujours à mobiliser les consciences. Entretien avec un pionnier.

[RBH]²³ – Bonjour Michel, pourquoi et dans quelles circonstances as-tu fondé les Éditions du Lézard ?

J‘avais l‘intention de faire une maison d‘édition de livres, et je voyageais aux Etats-Unis (principalement à New York) pour y chercher de l‘ inspiration. C‘est dans une librairie St Marks Place, St Mark‘s Bookstore, que je suis tombé en arrêt sur un rayon de livres sur les drogues, une étagère d‘un bon mètre de long, pleine de bouquins passionnants. Ce qui était surtout frappant, c‘est qu‘un tel rayon de livres était impensable en France. On était en 1990, et en vingt ans l‘article L630 de la loi de 70 avait pleinement atteint son objectif : l‘autocensure était totale chez les éditeurs français. Les seuls bouquins trouvables sur le sujet étaient alors du genre «Je suis sorti de l‘enfer de la drogue» ou le fameux Il n‘y a pas de drogué heureux, de Claude Olivenstein, le pape de la spécialité. C‘est pendant ce séjour à New York que j‘ai lu des livres comme Acid dreams (traduit sous le titre LSD et CIA, toujours au catalogue du Lézard) ou The emperor wears no clothes, de Jack Herer (traduit sous le titre L‘Empereur est nu, épuisé depuis longtemps, en cours de réédition au Lézard). C‘était des bouquins passionnants, et je me suis empressé de les faire traduire, ainsi que From chocolate to morphine (Du chocolat à la morphine, aujourd‘ hui épuisé), puis bien d‘autres.

[RBH]²³ – Tu dis «autocensure totale chez les éditeurs français» , pourtant il me semble que Jean Pierre Galland avait réussi à publier Fumée Clandestine chez Ramsay ?

Non : c‘est l‘année d‘ après, en 1991, que paraîtra Fumée clandestine chez Ramsay. Et c‘ était bien sûr l‘exception qui confirmait la règle, ou, mieux, un coup de tonnerre dans la nuit quand Philippe Gildas aura la bonne idée d‘inviter Galland à Nulle Part Ailleurs pour en parler, provoquant un phénomène en librairie: 16.000 ventes en quelques mois pour ce livre proposé au prix a priori prohibitif de 250 francs. Le CIRC naîtra dans la foulée, et les Éditions du Lézard arriveront à point pour se substituer à Ramsay qui, malgré ce succès, avait fait faillite sur ces entrefaites. La coïncidence était heureuse : lorsque je méditais mon projet, Fumée clandestine était dans les tuyaux, mais pas encore publié, et je n‘en avais pas connaissance. Je n‘ai d‘ailleurs eu vent de ce succès éditorial que lorsque j‘ai connu ultérieurement Galland, alors que j‘étais déjà candidat pour publier ce qu‘il voudrait et n‘avait aucune connaissance non plus de la faillite de Ramsay. Du coup, Galland cherchait un éditeur de rechange, ce qui tombait on ne peut mieux !

[RBH]²³ – Donc, les Éditions du Lézard sont nées en 1990 sur une idée qui a germé aux Etats Unis, le berceau de la prohibition, mais quelle était ton ambition principale à l‘époque ? Attaquer frontalement l‘ autocensure ou simplement innover en délivrant des connaissances ? Une anecdote au passage, encore aujourd‘hui les journalistes avouent de leur propre chef avoir une forme d‘autocensure sur le sujet, disons-le, toujours tabou…

En l‘occurrence, ce n‘ était pas tant aux Etats-Unis « pays de la prohibition » qu‘aux Etats-Unis, pays de la liberté d‘expression, droit garanti par le premier amendement de la constitution américaine, un droit si fort qu‘en dépit de l‘hystérie prohibitionniste rien ne peut interdire de publier librement sur les drogues comme sur tout autre sujet. C‘ est une philosophie à l‘opposé du droit français qui multiplie les limitations de cette liberté fondamentale, au point où il serait interdit de dire qu‘une chose est bonne quand elle l‘est, tout comme aujourd‘hui la loi prétend dicter comment on doit s‘habiller. En France, le législateur usurpe de ses pouvoirs à un degré tel qu‘ il ose produire des textes qui ordonnent ce qu‘il faudrait penser. Ainsi, on est passible des tribunaux, et de peines relativement lourdes, si on présente les drogues « sous un jour favorable ». En théorie, si je dis cette vérité pharmacologique de base que la morphine est le meilleur remède contre la douleur, je pourrais avoir à en répondre devant la justice. Mais il n‘y a pas que la morphine : toutes les drogues ont des dimensions bénéfiques. La loi qui interdit de parler des drogues favorablement est l‘exact équivalent de celle que les tribunaux de l‘Inquisition appliquaient à d‘éminents savants ou philosophes comme Galilée ou Giordano Bruno, poursuivis en leur temps pour avoir osé dire que la terre pouvait ne pas être plate. C‘est simplement de l‘obscurantisme, et ce ne sont pas des tribunaux religieux qui appliquent ces lois, mais les cours « laïques » de la République. Avec les Éditions du Lézard, j‘ai défendu le principe qu‘aucune loi ne pouvait interdire de présenter les drogues sous un jour véridique. Cela me semblait d‘ autant plus indispensable que la loi produit malheureusement l‘ effet qu‘elle vise : à force d‘interdiction – et de l‘autocensure qu‘elle induit –, le public est effectivement sous informé sur les drogues. La France est, par exemple, le seul pays où une expression aussi fausse que « la drogue » a pu s‘imposer dans le langage commun. En anglais, on dit « drugs » au pluriel, et même les slogans les plus primitifs de la prohibition, comme le fameux « Just say no » de Nancy Reagan s‘entend au pluriel : « Just say no to drugs ». Le singulier serait une faute de syntaxe. En français, le barbarisme « la drogue » est banal à tous les niveaux d‘ éducation. Députés, ministres, journalistes, éditeurs, et même des enseignants, utilisent tous les jours cette expression grotesque. L‘ ignorance la plus crasse s‘est ainsi imposée à tous les niveaux de la conscience collective. Or, on ne peut pas parler de choses qu‘on ne connaît pas. On ne peut pas légiférer sans savoir de quoi on parle, sans qu‘il y ait même de livres pour dire ce qui est. On ne va nulle part en interdisant la connaissance. On dit n‘importe quoi, on fait n‘importe quoi, et on s‘enfonce, de catastrophe en catastrophe, dans la nuit la plus noire de la bêtise.

p05_sitboninterv_rbh23N03[RBH]²³ – Donc les Éditions du Lézard comme lampe torche plongée dans un trou noir. Alors cite-nous quelques-uns de ces livres éclairants que tu as publiés ?

J‘ai déjà cité LSD et CIA. Ce livre a été particulièrement important pour moi, parce que c‘est en le lisant que j‘ai en quelque sorte découvert le fait que les drogues n‘étaient pas seulement l‘occasion d‘expériences personnelles intéressantes, mais qu‘il y avait, au-delà de ces expériences, une histoire non seulement culturelle mais politique. Il se trouve qu‘aux Etats-Unis aussi, ce livre a beaucoup marqué. Même Burroughs considérait qu‘il y avait un avant et un après ce livre. Tout aussi fondamental, La politique de l‘héroïne, de McCoy, sans lequel on ne comprend rien ni à la guerre en Afghanistan, ni aux services secrets français ou américains, ni à la politique mondiale, ni aux marché des drogues. D‘un autre point de vue, très importants aussi Notre droit aux drogues ou La persécution rituelle des drogues et des drogués, de Thomas Szasz, un des penseurs les plus signifiants de l‘époque. Il y a aussi l‘Histoire générale des drogues, d‘Antonio Escohotado, dont nous n‘aurons publié, pour le moment, que le premier tome, ainsi que son excellent Histoire élémentaire des drogues. Je parle là de livres qui se sont peu ou pas vendus. Et c‘est bien une indication de ce que le public français est illettré sur la question. Il n‘y a qu‘à voir la qualité de ce qui se publie en Espagne, en Allemagne, ou dans tout autre pays comparable. En France, nous n‘aurons bien vendu que des livres d‘images…

[RBH]²³ – Mais en tant qu‘éditeur, as-tu été inquiété, enfin le mot ne convient peut être pas vraiment ? Il me semble que tu as été condamné pour un manuel, et que tu as subi un boycott… je me trompe ?

Disons les choses comme elles sont : les Éditions du Lézard ont choisi de transgresser, délibérément, non la loi, mais le consensus d‘ autocensure qui régnait sur ces questions depuis les années 70. Lorsque nous avons commencé, en 1992-93, tout le monde s‘attendait à ce que les foudres de la loi s‘abattent. Et puis non, rien. Ou presque. J‘ai bien été convoqué une fois à la Brigade des stups, par l‘inspecteur Signolet, qui était sûr que nous recyclions de « l‘ argent de la drogue ». Comprenant que ce n‘était pas comme ça qu‘ ils nous aurait, il s‘est mis à hurler dans son bureau : «On va vous assassiner !» Comme je faisais mine de m‘étonner que des services de police se livrent à de telles activités, il tenta de se rattraper en expliquant que c‘était une image… En effet.

Mais au contraire, ces premières années nous avons rencontré un succès de diffusion remarquable, entraînés par Fumée clandestine, puis Les Très riches heures du cannabis. Et jusqu‘en 1997 nous avons bénéficié d‘une paix royale. La collection se développait, et je me souviens qu‘on pouvait dire alors que nous faisions un travail sans équivalent mondialement, une véritable encyclopédie des drogues se dessinait, titre part titre, et sa présence dans les librairies était souvent très visible. Ainsi à la FNAC-Forum, au rayon «sciences humaines » , un mur entier exposait nos bouquins, en «facing», c‘est-à-dire en montrant bien les couvertures. C‘était impressionnant. Un peu trop. Un jour, un obscur député du XVème arrondissement (de droite) s‘est scandalisé. France-Soir a fait un article, et la Brigade des stups est arrivée, pour… embarquer le patron du magasin qui s‘est retrouvé comme un dealer, interrogé par le même Signolet, je suppose, au quai des Orfèvres. La FNAC publiera un éditorial de son magazine Fnac-contact, en proclamant qu‘elle défendrait la liberté d‘expression jusqu‘à la mort… En fait, dès le lendemain, le mur en question avait disparu, et les bouquins du Lézard se retrouvaient, toujours en pile, mais par terre, cachés derrière une gondole, à la frontière du secteur des disques. Surtout il n‘y avait là que deux ou trois piles, alors qu‘on avait déjà publié des dizaines de titres qui étaient désormais invisibles.

A l‘époque le parquet de Paris refusera de poursuivre, mais c‘est dans le Nord, à Béthune, qu‘une juge d‘instruction, Mme Ramonatxo, prendra le relai. Profitant de ce qu‘on avait trouvé un exemplaire des Très riches heures du cannabis chez quelqu‘un qui cultivait quelques pieds d‘herbe pour sa consommation personnelle, elle engage des poursuites, et procède à la saisie de l‘ensemble des livres du Lézard dans toutes les succursales du Furet du Nord. C‘était bien sûr illégal, et notre avocat réussira à faire casser sa procédure par la chambre d‘accusation. Elle reprit alors son instruction, mais celle-ci était indigente. J‘ai dû me rendre une ou deux fois à Béthune alors pour des auditions pitoyables où la dame était bien incapable de relever la moindre phrase incriminable. L‘affaire était menaçante néanmoins, et je décidais de profiter d‘un Salon du livre pour afficher au dessus de notre stand, sur un panneau de quatre mètres de haut et trois de large, le texte d‘un appel pour la liberté d‘expression. Le panneau était à peine accroché que tombait le non lieu… Ce qui réduisait, bien sûr, la portée de notre protestation…

Il n‘y avait plus de poursuites, mais l‘intimidation avait marché, et on ne reverra jamais un bouquin du Lézard dans l‘ensemble des librairies du Nord… En attendant, j‘étais périodiquement convoqué à la brigade des stups qui s‘était «civilisée» … Il y avait désormais une brigade spécifique chargée de la «communication» . Ce sont les mêmes flics qu‘on envoie depuis dans tous les lycées de France pour sermonner les adolescents et leur expliquer qu‘il vaut mieux boire du pastis («comme moi», dit le flic aviné) plutôt que de fumer un joint. Là, les dialogues étaient plus acceptables qu‘avec Signolet, mais ça se passait généralement mal. Ils me faisaient venir pour m‘ engueuler, et c‘était moi qui les engueulait. Ils appréciaient peu que je leur explique que les premiers protecteurs du marché, c‘ était eux, et que leur ministre, à l‘époque Charles Pasqua, était le premier dealer de France, déjà pris la main dans le sac au temps de la French connection quand il dirigeait les services export de Ricard qui n‘exportaient que de l‘héroïne…

Cela aura suffit à les calmer pendant des années. Mais une plainte finira par aboutir, à ma surprise, contre Culture en placard. Admettons néanmoins que ce manuel de culture de cannabis prêtait plus le flanc, mais j‘ avais fini par l‘ajouter au catalogue sur la demande insistante du public et des militants du CIRC, très proches du Lézard à l‘époque. On avait ainsi republié Closet cultivator, d‘Ed Rosenthal, le livre le plus diffusé de la littérature des drogues, déjà traduit en de nombreux pays. On a défendu alors, en plus de la liberté d‘ expression, la cause du cannabis thérapeutique, et le fait que l‘ Etat qui nous persécute est en fait le premier responsable du marché clandestin des drogues. Les attendus du jugement seront très gentils, reprenant nos arguments, mais concluant qu‘en l‘état de la loi ceci ne constituait pas moins une infraction. «Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deça des Pyrénées, erreur au-delà», disait un certain Blaise Pascal…  La sanction de 3000 euros, pour un bouquin qu‘on disait avoir vendu à plus de 35.000 exemplaires, était plutôt modérée.

Mais on ne perdait rien pour attendre. En même temps que tombait cette jurisprudence, le ministre de la justice, Dominique Perben, pondait une circulaire interprétant la loi très au-delà de l‘admissible. Sarko était à l‘ Intérieur, et «sans complexes» ses flics iront, sur cette base, intimider tous les libraires de France (à l‘exception d‘une poignée de librairie engagées), leur conseillant d‘éviter d‘avoir ces livres s‘ils ne voulaient pas d‘ennuis. Au plus, expliquaient-ils, on pouvait avoir un exemplaire de ces livres «sur la tranche», c‘ est-à-dire invisible, dans les rayons. D‘un mois sur l‘autre nos ventes se sont divisées par quatre… Quelques temps plus tard, les chefs de rayons des FNAC recevaient une circulaire, «Ordre de retrait des titres suivants», qui expliquait que «suite à une visite de la brigade des stupéfiants et après l‘examen de nos services juridiques, nous vous demandons de provisoirement retirer les titres suivants»… Suivait une curieuse liste où n‘étaient mentionnés que les titres se vendant le mieux…

L‘effet de cette campagne d‘intimidation policière sera foudroyant, puisque c‘est l‘ ensemble de nos livres qui disparaitront de l‘ensemble des librairies du pays – qu‘ils parlent de drogues ou pas. Et cela fait des années maintenant que le «provisoire» dure, à la FNAC comme ailleurs. Ainsi, on imprimait par 5000 exemplaires les titres de l‘ Esprit frappeur (la collection de poche du Lézard qui traitait de toutes sortes de sujets en dehors des drogues) et maintenant on les imprime, en numérique, par cent ou deux cent tout au plus.

[RBH]²³ – Une dernière question pour la route, que penses-tu de la situation actuelle en matière de politique des drogues ?

Si ce qu‘on appelle «politique des drogues» est l‘infecte politique sarkozyste, il n‘y a rien à en penser. C‘est la continuité de celle de ses prédécesseurs. C‘est de Gaulle qui a fondé la Vème République en s‘ appuyant sur la mafia. C‘était astucieux, mais risqué, et en moins de deux générations la mafia a pris le pouvoir pour son propre compte. Jacques Foccart organisait ça pour de Gaulle. C‘est l‘ histoire de la French connection, dont les hommes se chargeaient par ailleurs des basses œuvres du gaullisme, comme la liquidation du leader marocain Mehdi Ben Barka. Le véritable patron de ceci n‘ était pas Charles Pasqua, contrairement à ce qu‘on pense souvent, mais Achille Perretti, maire de Neuilly pendant des décennies jusqu‘ à sa mort, patron de l‘Union corse et de multiples clubs d‘anciens résistants, pseudo résistants ou autres. Son successeur à la mairie de Neuilly, c‘est Nicolas Sarkozy. Avec lui, la mafia est parvenue directement au pouvoir. La situation est ainsi complètement verrouillée, d‘autant mieux que les intérêts de la mafia se superposent avec ceux du complexe militaro-industriel. Aux Etats-Unis, la situation n‘est pas plus brillante de ce point de vue. De même en Russie, avec Poutine qui incarne mieux encore que Sarkozy cette association de la mafia et de l‘armée. Or, ces trois pays, avec les alliances qu‘ils ont nouées, pèsent lourd sur la scène mondiale, c‘est le moins qu‘on puisse dire. On ne peut espérer que dans la démocratie, mais on voit comment les indignés qui réclament une démocratie réelle, aussi peu nombreux soient-ils, se font embarquer, à Paris comme à New-York. Difficile d‘imaginer une nouvelle politique des drogues dans ces conditions. Mais on ne sait jamais… Ce qui est sûr, c‘est que depuis vingt ans la conscience du caractère non seulement nuisible mais catastrophique de la politique des drogues émerge au niveau planétaire, partout.

Un jour peut-être, celle-ci finira-t-elle par porter ses fruits. Il y aurait beaucoup à gagner, pas seulement pour la politique des drogues, si on parvenait à mettre fin à l‘Etat militariste et prohibitionniste.

 

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