mercredi, 15. février 2012

BIENVENUE: dans les coulisses de «Drogues store»

Arnaud Aubron, journaliste français bien connu de la planète antiprohibitionniste nous offre en exclusivité l‘avant propos de son livre, dont nous publions un extrait.

p03_aubron_coulisses_rbh23N«Tu es journaliste ? Tu écris sur quoi ? La drogue ? Mais pourquoi ?» Cette question, on me la pose invariablement depuis près de quinze ans. Depuis que j’a i commencé à écrire sur ce sujet pour Libération, puis pour Rue89 et enfin pour Les Inrockuptibles aujourd’hui. Me poserait-on cette question si j’écrivais sur le football ou la gastronomie ? Ce sujet serait-il moins légitime qu’un autre ? Les lecteurs auraient-ils déjà fait le tour de cette question qui n’en serait pas vraiment une ? Ou, au contraire, les drogues seraient-elles l’un des derniers tabous de notre société ?

Aussi loin que je puisse m’en souvenir, c’est en 1994, alors que je tentais avec peine de m’intéresser aux enseignements dispensés à Sciences-Po en espérant devenir journaliste, que me vint cette idée «si saugrenue». Plus précisément en lisant une série d’articles de Laurence Folléa dans Le Monde qui s’intitulait «Vivre avec l’h éroïne». Au côté de portraits habituels de toxicos, on y lisait le témoignage de Louis, trente et un ans, agent de la voirie, qui prenait «parfois de l’héroïne le soir en sortant du bureau», sans pour autant en être accro. Pour lui, «vivre avec, c’était possible». Comme pour Henri, trente-cinq ans, marié, un enfant, lui aussi consommateur occasionnel après «neuf ans passés à s’en sortir». Bref, des gens «normaux».

On m’aurait donc menti ? Tous les toxicomanes ne se prostituaient donc pas dans les recoins de gares sordides pour mendier un shoot de mauvaise héroïne ? C’était pourtant ce que l’on rapportait à la télévision et dans la plupart des journaux, où la parole policière tenait le haut du pavé et où les agressions de petites vieilles par des marginaux errants le disputaient aux overdoses. Si je connaissais bien quelques amateurs d’ecstasy, je n’avais en revanche jamais parlé avec un héroïnomane. J’avais toutefois l’intuition que ces articles du Monde disaient la réalité et que, comme il existait toutes sortes de buveurs d’alcool ou de fumeurs de pétards, il devait exister toutes sortes d’usagers de drogues «dures».

Si j’avais cette intuition, c’est que l’on m’avait déjà menti, quatre ans plus tôt. Pour la première fois de ma vie, je tirais sur un joint, roulé de main de maître par un médecin, ce qui m’avait convaincu d’accepter. Et… rien. Ni éléphants roses flottant dans les airs, ni envie de me jeter par la fenêtre pour vérifier si je savais voler (méfiant, je m’étais tout de même assuré que nous étions bien au rez-de-chaussée). Rien de tout ce que l’on m’avait promis, que ce soit pour me dissuader ou pour me tenter. Juste une légère sensation de bien-être, quand ma première cuite avait donné lieu, quelques années auparavant, à ce qui reste à ce jour ma plus pitoyable nuit d’ivresse. Ce n’était donc que ça la drogue ? Et puisque l’on m’avait menti sur les effets du pétard, ne m’avait-on pas aussi trompé sur ces fameuses drogues dures qui menaient leurs usagers à une déchéance, puis à une mort certaines ?

C’est fort de ces révélations successives, d’une certaine attirance pour les marges de la société héritée de mon enfance en banlieue parisienne, et d’u ne envie post-adolescente de changer le monde, que je décidais de consacrer ma future carrière à explorer le monde des drogues et à côtoyer ceux qui le peuplaient. On prête à Timothy Leary cette phrase qui n’est probablement pas de lui mais qui résume bien mon état d’esprit d’alors : «Les drogues provoquent des comportements irrationnels chez ceux qui n’en consomment jamais.» Au total, «ceux qui n’en consomment jamais» demeurent très minoritaires : alcool, cannabis, barbituriques, ecstasy, anxiolytiques, cocaïne, amphétamines, café, héroïne… le monde est un grand drogue store dont nous sommes tous les clients, même si aucun d’entre nous n’a ccepte de se définir comme drogué. La différence fondamentale entre un alcoolique, un accro aux antidépresseurs et un héroïnomane ne tient pas à la nature chimique des produits qu’ils consomment, mais au fait que la société a, pour de plus ou moins bonnes raisons, décidé que deux de ces psychotropes étaient légaux, tandis le troisième ne l’est pas. Comme la science l’a désormais démontré, cette séparation entre licite et illicite n’a aucun rapport avec la dangerosité connue de ces substances, l’alcool se situant, aux côtés de l’héroïne, sur la première marche de tous les palmarès des produits à risques. Mais au fil des générations et de la transmission du savoir, nos sociétés ont su apprivoiser cette drogue et limiter les risques qu’entraîne sa consommation. «Rien n’e st poison, tout est poison : c’est la dose qui fait le poison», affirmait dès le xvie siècle le médecin suisse Paracelse. (…) Nous devons «civiliser les drogues», comme l’écrivait en 2003 la sociologue Anne Coppel, aux premières loges du combat pour la réduction des risques. Nous devons trouver de nouvelles manières de réguler leur consommation, comme nous avons su le faire avec le tabac et l’alcool. Une démarche qui demandera du temps et de briser certains tabous pour oser enfin parler des drogues de manière dépassionnée, pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles représentent dans notre inconscient collectif. L’interdit bloque le dialogue et faute de ce dialogue, chaque génération doit réinventer son propre rapport aux drogues, apprendre à fixer ses propres limites. En l’absence de transmission de ce savoir, chaque génération finit par commettre les mêmes erreurs que ses aînés et paie son tribut au «fléau de la drogue». Les parents n’osent pas dire à leurs enfants qu’ils en ont eux-mêmes parfois consommé, qu’i ls n’en sont pas morts mais qu’il faut savoir certaines choses avant de se lancer dans ce type d’aventures et que les risques sont à la hauteur du plaisir que l’on peut en retirer. Mais comment expliquer à son enfant qu’il ne doit pas prendre le volant s’il a fumé du cannabis, puisque le cannabis est interdit ? Accepter de le faire, c’est du même coup accepter de le considérer comme un délinquant aux yeux de la loi. Comment, dans un cadre de prohibition, parler de modération sans braver l’interdit ?

La première étape doit être d’aborder un langage de vérité sur les drogues. Légales ou non, les drogues tuent et tueront toujours. Aucune drogue n’est inoffensive. Tout est question de personne, d’état d’esprit, d’e nvironnement. Certains verront leur vie ruinée par le cannabis, tandis que des héroïnomanes mourront vieux et heureux. Les drogues tuent, nous le savons tous. Et pourtant, nous continuons d’en consommer. Parce que nous y trouvons une source de plaisir. Le plaisir d’un café ou d’une cigarette le matin, d’un verre ou d’un joint entre amis, d’un ecstasy entre amants… Dans nos sociétés, le plaisir demeure toutefois un tabou, et donc une notion étrangement absente des débats sur la toxicomanie. Il y est pourtant central. On se drogue avant tout parce que c’est bon et ce, quels que soient les risques encourus. «Les gens mettent ça sur le compte du malheur, du désespoir, de la mort et toutes ces conneries. Ça compte c’est sûr, mais il y a une chose qu’ils oublient, c’est le plaisir. Sinon on le ferait pas», résume le personnage de Renton dans Trainspotting. Dans une société de plus en plus vouée au plaisir égoïste, il est de ce point paradoxal que des drogues récréatives soient l’objet d’un tel opprobre. Les drogues tuent comme la voiture, la malbouffe ou la spéléologie, sans que personne n’envisage d’interdire ces dernières. «Faut-il supprimer les limites de vitesse parce que les gens continuent à les dépasser ?» demandent sur un ton faussement candide certains hommes politiques et éditorialistes pour justifier de manière tautologique le maintien de l’interdit. C’est oublier l’océan qui sépare la limitation de la vitesse, mesure rationnelle, de l’interdiction de la voiture, mesure absurde. Comme l’est l’interdiction absolue qui vise sans discernement les stupéfiants et qui fait de leurs consommateurs – qui ne font de mal qu’à eux-mêmes – des délinquants.

Pour écrire ce livre, je n’ai pas passé une semaine embedded avec la brigade des stups ni interviewé de magistrats ou d’hommes politiques. J’ai en revanche côtoyé pendant de longues années consommateurs, petits et plus gros dealers. Mais aussi des chercheurs de terrain et des militants antiprohibitionnistes du monde entier, dont certains, comme Michka, Jean-Pierre Galland, Farid Ghehiouèche, Howard Marks ou encore Anne Coppel, sont de véritables puits de sciences sur le sujet. Ce sont ces gens qui m’ont appris l’essentiel de ce que je sais aujourd’hui sur les drogues et que je tente de restituer dans ce livre.

Drogues store sortie prévue le 8 mars (Cf. Page 9)

Retrouvez Arnaud Aubron sur son blog:

http://blogs.lesinrocks.com/droguesnews

par Arnaud Aubron

Image: Sven B. / Hanf Journal

 

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