Dans le journal de ce matin de juin, les propos de notre Premier Ministre m’écorchent les yeux et l’intelligence. Monsieur Fillon ne peut « envisager une seconde » la dépénalisation du cannabis. Envisager les choses plus d‘une seconde, ça s‘appelle réfléchir. Ça évite de dire trop de conneries. Mais je vais résister à cet abject penchant humain d’être plus facilement inspiré par mon indignation que par mon enthousiasme, et je vais vous parler d’un vrai homme politique plutôt que du fusible trop solide qui nous tient lieu de chef du gouvernement.
Premier homme ouvertement gay à être élu en Californie, Harvey Milk fut un homme politique au vrai sens du terme, quelqu’un qui avait compris que le but de la politique était de mieux vivre ensemble et non d’ériger en systèmes des maladies mentales consensuelles. Il avait surtout compris qu’on n’atteint ce but qu’en venant à bout de la peur et qu’on n’a peur que de ce qu’on ne connaît pas.
En 1970 à San Francisco, être pris en flagrant délit de rapports homosexuels faisant encourir l’éviction d’un appartement loué, beaucoup de gays se mirent à faire plus volontiers l’amour dans les parcs la nuit que chez eux, pour ne pas perdre leur logement. 2800 personnes furent arrêtées pour ce motif en 1971, tous classés « délinquants sexuels » au même titre que les violeurs et les pédophiles. L’interdiction avait généré une pratique dont elle tira argument : « les homosexuels sont des animaux, ils ne peuvent pas s’empêcher, même en public ». Cette situation honteuse et la propagande qui l’accompagnait était encore un progrès par rapport aux décennies précédentes, où c’est à coup d’électrochocs qu’on s’acharnait à guérir les homosexuels de leur terrible vice.
Au début des années 70, des voix se levèrent contre ces persécutions abjectes, des associations se montèrent : on classa d’abord le débat sans suite. Au nom de la morale, de la protection de la jeunesse. Il n’y avait même pas à discuter.
Le combat s’organisa, et, en 1977, tandis que Milk était élu représentant du 5è district de San Francisco, une loi passa en Floride qui rendait illégale la discrimination en fonction des orientations sexuelles. La SOC (Save Our Children), association de fondamentalistes chrétiens, fit immédiatement scandale puis campagne par la voix de célébrités indignées qui répétèrent sur toutes les ondes que le comté de Dade où la loi était passée allait devenir » un foyer d’homosexualité » où « des hommes… feraient des galipettes avec des petits garçons ». Leur hargne eut raison : la loi anti-discrimination fut révoquée à une écrasante majorité de 70%.
De l’autre côté du pays, cette victoire réactionnaire inspira le sénateur Briggs, qui vit dans ce grouillement de peur fondamentaliste un lit d’opinion à flatter pour se faire élire gouverneur de Californie. La contribution de Briggs au brasier obscurantiste fut la Proposition 6, un projet de loi visant à exclure de l’enseignement les professeurs homosexuels. Parce qu’ils « donnaient le mauvais exemple », « abusaient d’enfants et en recrutaient ». La conviction de Briggs ? Aucune. Il déclara jusqu’en interview qu’il n’avait rien contre les homosexuels, que cette proposition était « purement politique ». Le coup de génie de Milk face à Briggs fut de ne pas aller discuter au milieu des flammes et d’éteindre plutôt le feu. Comment ? En demandant à « tous ses frères et sœurs gays et lesbiennes » de « sortir du placard. Pour lutter contre les mensonges, les mythes, les distorsions » de changer au moins le point de vue de leurs proches et de leur familles. Et en 1978, ce discours civilisé obtint la victoire contre les hurlements : alors que la Prop. 6 partait avec des dizaines de longueurs d’avance, elle fut rejetée de plus d’un million de voix.
Je laisse à chacun le loisir de dresser le parallèle qu’il voudra entre l’obscurantisme anti Gay et la prohibition du cannabis. Je m’en tiendrai à cette considération : si les associations de fondamentalistes étaient sincères, croyaient œuvrer pour le bien de la société et avaient en horreur les homosexuels, les politiques ne faisaient que pêcher leur voix. François Fillon n’est pas plus convaincu contre les drogues que Briggs ne l’était contre les homosexuels, il ne fait que brosser son électorat dans le sens du poil. La vraie question n’est pas « pourquoi répète-t-il des formules creuses contredites par toutes les recherches scientifiques ? ». Ça fait quarante ans que presque tous les politiques de droite et de gauche font de même, ce serait de le voir rompre cette tradition qui surprendrait. La vraie question est « pourquoi une telle absence d’argument suffit à classer le débat depuis quarante ans ? ». Et la réponse est simple : à cause de nous, fumeurs, consommateurs de champignons ou de LSD, qui nous taisons. Nous sommes un minimum absolu de 5 millions de fumeurs de cannabis occasionnels ou réguliers, d’explorateurs des psychédéliques, dont l’écrasante majorité n’a aucun problème de santé ou d’addiction. Dont l’immense majorité trouve que cet usage de produits illicites lui apporte même quelque chose. Et dont une bien trop grande proportion se cache, de sa famille ou tout court. Comment voulons-nous que ces gens qui sont nos parents, nos grands-parents, des personnes que nous aimons, s’intéressent même à la question tant qu’ils ont l’impression que non seulement ces drogues sont l’horrible problème qu’on leur décrit, mais qu’en plus c’est le problème des autres ? Qu’un consommateur de cannabis c’est le zombie en stade terminal qu’on leur a martelé en images et en slogans simplistes depuis quarante ans et pas leur fils ou leur fille ? Et inversement : si nous en parlions tous, non pas en demandant le pardon ou l’assentiment de nos proches, mais en leur expliquant, et surtout en leur prouvant par notre seul exemple, que cette pratique pas plus mauvaise que le jogging fait simplement partie de la vie de gens qu’ils aiment. Comment leur avis ne changerait-il pas ? Comment ne se mettraient-il pas à considérer que la prohibition est une honte, un gâchis ignoble et une atteinte dramatique à la liberté dont la France a fait sa devise ? 5 millions de personnes feraient leur coming out cannabique ou psychédélique : si je compte bien, environ 60 millions de personnes deviendraient directement et concrètement concernées par la question. En moins d’un mois, il y a moyen de faire changer l’opinion de notre pays, de faire taire ces peurs absurdes qui naissent comme toujours de l’ignorance et sur lesquelles nos politiques naviguent tranquillement à vue. Il est regrettable que les politiques naviguent à vue, mais ça veut dire qu’en changeant la vue on change la politique, et c’est à portée de voix. Tous mes proches savent que je consomme des champignons hallucinogènes et du LSD entre 8 et 12 fois par ans, que je prends toutes les précautions nécessaires pour vivre ces expériences moyennant quoi elles m’apportent énormément. Certains ont pris la nouvelle avec frayeur, tous ont fini par constater que j’étais la même personne qu’ils avaient toujours connue, que je n’avais rien à voir avec la caricature d’épouvantail qu’est « le drogué » dans la propagande dont nous assomment média et politiques. Voilà trente personnes au moins qui, si presque aucun n’a jamais touché un joint et ne le fera sans doute jamais, ne peut plus entendre Manuel Valls ou Claude Guéant prouver leur totale ignorance sur « la drogue » sans pousser des hurlements. Si tous les consommateurs font pareil, c’est la France entière qui s’aperçoit qu’on lui ment avant la fin décembre, c’est le grand débat dont on rêve pour la présidentielle, c’est une nouvelle politique des drogues. À vous de jouer.
Par Tom Verdier