«Le consensus international qui a longtemps prévalu en matière de lutte contre les drogues se fissure. Depuis quelques années, les coups de canifs portés au dogme prohibitionniste se multiplient: légalisation de la feuille de coca en Bolivie, mise en œuvre de programmes de distribution contrôlée d’héroïne en Suisse et au Canada, dépénalisation de l’usage récréatif de cannabis dans un nombre croissant de pays… Par-delà leur diversité, toutes ces politiques ont en commun de remettre en cause, de manière plus ou moins frontale, le principe d’interdiction de l’usage et du commerce, à des fins non thérapeutiques, de produits psychotropes jusqu’alors considérés comme indésirables. Le régime prohibitionniste établi dans la première moitié du XXe siècle par la communauté internationale, et étendu depuis à des substances toujours plus nombreuses, peine, il est vrai, à remplir ses promesses. La montée en puissance de la «guerre à la drogue», menée depuis les années 1980, n’a pas eu les résultats escomptés. Au delà de son incapacité à enrayer le développement de la consommation et des trafics, ce sont les effets pervers de la prohibition en termes de santé et de sécurité publiques qui suscitent aujourd’hui le plus d’interrogations.»
[Comment sortir des logiques binaires enfermant le débat ? Comment éviter les arguments simplistes qui détournent l’attention des réalités scientifiques ? Colson avance.] «Celles-ci mettent pourtant en évidence les limites du traitement pénal des usagers de drogues et invitent à envisager un assouplissement du droit. Loin des caricatures qui la décrivent comme une lubie libertaire, la légalisation des drogues semble en effet être la voie obligée d’une politique de sécurité véritablement dédiée à la réduction des risques sanitaires et criminels engendrés par l’usage et le trafic de stupéfiants» [et il constate] «La volonté de mettre l’institution pénale au service de la rééducation des usagers de drogues a été très tôt contrecarrée par la réalité clinique et les pratiques judiciaires. Force est de constater l’échec, sur le terrain, du dispositif de soins obligatoires. Les objectifs de l’injonction thérapeutique se sont réduits à mesure que l’illusion de la cure réparatrice se dissipait, et le ministère de la Justice admet officiellement la faiblesse des résultats obtenus. Quant aux stages de sensibilisation aux dangers de l’usage des produits stupéfiants, leur impact sur le comportement des consommateurs apparait limité. En revanche, le dispositif de répression de l’usage de stupéfiants a connu une destinée favorable, facilitée par l’imposant volet pénal de la loi de 1970, puis par le renforcement de l’arsenal juridique susceptible d’être mobilisé pour sanctionner la consommation illicite de drogues. L’article L3421-1 du Code de la santé publique, qui punit l’usage simple «d’un an d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende», est en effet flanqué d’incriminations complémentaires visant l’usager revendeur (art. 222-39 du Code pénal), l’usager prosélyte (art. L3421-4 du Code de la santé publique) ou l’usager conducteur (art. L235-1 à L235-4 du Code de la route). […] Cet échec s’accompagne d’une difficulté logique à articuler l’idéal pénal rééducatif à une politique de réduction des risques. La politique dite de réduction des risques repose sur un raisonnement simple : «il vaut mieux ne pas consommer de drogues, mais si certains en consomment néanmoins, il convient de les encourager à utiliser les produits les moins dangereux dans un cadre sécurisé». […] La dépénalisation s’accommode de la conservation d’une infraction d’usage à titre symbolique dès lors que le prononcé d’une peine est effectivement exclu. Mais elle peut s’entendre également comme abolition de l’interdit juridique pesant sur la consommation de drogues. Dans les deux cas, la création d’une infraction punissant l’usage de stupéfiants dans les lieux publics apparait souhaitable, la pénalisation des comportements portant atteinte à l’ordre public étant compatible avec, pour ne pas dire requise par une démarche de réduction des risques. En revanche, sauf à sacrifier le développement de la politique de santé publique à destination des consommateurs de drogue sur l’autel de la pédagogie pénale, une mise en cohérence du droit français impose l’abrogation de l’article L3421-1 du Code de la santé publique qui punit le simple usage de stupéfiants «d’un an d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende». Cette réforme qui alignerait la législation française sur celle de la majorité des pays de l’Union européenne en matière de cannabis, permettrait d’inscrire plus solidement la sécurité au cœur de la politique de lutte contre les drogues. Mais la dépénalisation de l’usage, si elle favorise la réduction des risques sanitaires et sociaux qui lui sont associés, n’aura guère d’impact sur les atteintes à la sécurité publique occasionnées par les trafics. Lutter efficacement contre cette menace criminelle impliquerait que soit légalisées la production et la distribution de stupéfiants.
Légaliser le commerce des drogues pour réduire le risque criminel
Quoique le lien entre criminalité et drogues illicites soit bien établi d’un point de vue statistique, leur relation apparaît complexe et contre-intuitive. Il est ainsi établi que la répression des usagers-revendeurs et des trafiquants, et l’absence de régulation du marché, conséquences directes de la prohibition, expliquent une part importante de la violence liée aux drogues.
Il est impossible de déterminer l’impact qu’aurait la légalisation, c’est-à-dire l’autorisation par la loi de l’usage, de la production et de la distribution, de certaines des substances aujourd’hui interdites, sur le niveau général de la délinquance.
Aucun pays ne s’y est jusqu’à maintenant essayé, et la comparaison avec la légalisation de l’alcool aux États-Unis, après que sa temporaire prohibition eut nourrit la criminalité, soulève de délicats problèmes méthodologiques.
Plusieurs systèmes de légalisation sont concevables, dont les conséquences sur le niveau de la criminalité seraient différentes : une libéralisation totale de tous les stupéfiants, abandonnés à la loi de l’offre et de la demande, n’aurait assurément pas les mêmes effets que la légalisation contrôlée de certains d’entre eux, dans le cadre d’un monopole d’État encadré par un rigoureux dispositif sanitaire.
Une augmentation générale de la consommation de produits psycho-actifs ne saurait être exclue mais elle n’est pas certaine : l’évaluation des politiques de tolérance mises en œuvre aux Pays-Bas démontre ainsi que la vente de cannabis en coffee shops n’induit pas de prévalence accrue de son usage dans la population. Il est en revanche très probable que la réglementation de la production et de la distribution de substances aujourd’hui massivement consommées, malgré leur interdiction, affaiblirait les acteurs de la criminalité organisée qui tirent une grande partie de leurs revenus de ce commerce. Le retour dans le giron de l’économie légale de ces trafics permettrait de réduire la violence qui lui est associée, et de garantir la qualité des marchandises échangées en assurant leur traçabilité.
La légalisation de tout ou partie des stupéfiants n’est pas à l’ordre du jour. Elle suppose au préalable une évolution du droit international que les rapports de force politiques au sein de l’Organisation des Nations Unies ne laissent pas entrevoir à court terme. Mais les risques pour la sécurité globale que font courir l’enrichissement et la militarisation des mafias, doublés du constat des effets pervers de la prohibition sur le terrain des droits fondamentaux et de la santé publique, nourrissent les initiatives internationales appelant à la fin de la «guerre à la drogue». En France, un rapport récent fruit du travail d’un groupe de parlementaires présidé par l’ancien ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, a proposé pour mieux lutter contre le cannabis de le légaliser, à titre expérimental, et dans le cadre d’un régime étroitement contrôlé. Cette perspective, qui prétend apporter une réponse concrète à l’insécurité engendrée par le trafic de drogue dans un certain nombre de quartiers sensibles, ne fait pas l’unanimité au sein du Parti Socialiste. Mais elle témoigne de la prise de conscience, chez certains acteurs les plus au fait des questions de sécurité, de l’impossibilité de conjuguer la prohibition d’un produit psycho-actif massivement consommé et la réduction de la criminalité.
Conclusion
Vouloir maintenir un interdit symbolique en se prévalant de la conviction qu’il est préférable de vivre sans drogue est respectable, mais il est irresponsable d’y voir une réponse juridique opératoire aux défis de santé et de sécurité publique que posent de manière aiguë la consommation et le trafic de stupéfiants.
L’interdit légal n’acquiert sa dimension structurante que s’il fait l’objet d’un consensus social clair allant de pair avec une application rigoureuse de la loi. L’un et l’autre font aujourd’hui défaut. La normalité sociale de l’usage de stupéfiants est attestée par une consommation massive et par le traitement complaisant que lui réservent les médias de masse. Quant à la dimension industrielle prise par la production et les trafics de drogues malgré des décennies de lutte policière et judiciaire, elle suffit à ruiner l’espoir d’une riposte pénale significative.
Cette impasse explique les évolutions convergentes vers un assouplissement de la prohibition qui se dessinent aux quatre coins du globe. Les référendums ouvrant la voie à la légalisation de l’usage récréatif de cannabis dans les États du Colorado et de Washington en sont une nouvelle illustration. Il faut espérer que ces changements contribueront à persuader la classe politique française d’ouvrir un débat qu’elle renâcle à engager depuis trop longtemps.
Renaud Colson, « Légaliser les drogues ? », La Vie des idées, 14 décembre 2012. ISSN : 2105-3030.
Pour lire l’intégralité : www.laviedesidees.fr/Legaliser-les-drogues.html
par Renaud Colson