jeudi, 17. octobre 2013

Asud Journal: Quand la ségrégation raciale se camoufle derrière – la lutte contre la drogue

Michelle Alexander, le célèbre auteur de «The New Jim Crow, Mass Incarceration In Colorblindness» nous parle de la stratégie sudiste, mise en place par l’administration méricaine pour mettre les Noirs en prison sous prétexte de lutter contre la drogue. Une démonstration essentiellement basée sur les statistiques ethniques du système judiciaire américain.

Dans l’univers décrit par «The Wire», Michelle Alexander serait plus proche de De Angelo que de Mac Gulty; son prisme de référence est l’enfermement de masse auquel se sont livrés et se livrent encore les Etats-Unis d’Amérique, dans une lutte séculaire menée contre les minorités, et principalement les Afro-américains.

L’originalité de Michelle Alexander est d’avoir identifié la guerre à la drogue américaine – la «war on drugs» déclarée par Richard Nixon en 1971– comme le vecteur principal d’une «nouvelle société de castes», nouvel avatar du racisme ordinaire américain, après l’esclavage et la ségrégation.

Autre scoop: elle détruit le mythe Obama. Sans mettre en cause la personnalité du charismatique président américain, elle explique, documents à l’appui, que la répression des drogues, le racisme et le système carcéral américain sont tellement imbriqués que la chance de voir n’importe quel président prendre l’initiative de changer le système est quasiment nulle.

 

Vive les statistiques ethniques!

Enfin, Michelle Alexander est une inconditionnelle de ce que l’on appelle les «statistiques ethniques» dans notre pays et «racial datas» outre-Atlantique. En effet, de son point de vue, le refus de publier des telles données est clairement liée au racisme d’Etat et à la volonté de masquer une réalité dérangeante.

En ces temps difficiles où notre univers républicain et mis en cause de toutes parts, de faux-amis le poussent toujours plus dans le camp de la répression. Il est pour le moins choquant de voir Marine Le Pen ou Eric Zemmour se réclamer de Marianne pour distiller leur prose contre-révolutionnaire à connotation raciste.

La stratégie sudiste mise en place par le parti républicain aux Etats-Unis, qui proclame que «l’ennemi c’est le Noir», devrait nous inspirer quelques réflexions salutaires sur le virage à droite opéré par une partie de l’opinion française. En France aussi, la guerre à la drogue pose concrètement la question brutale du lien entre le nombre d’arrestations et la couleur de la peau de nos compatriotes.

Michelle Alexander redonne des arguments aux vrais républicains, ceux qui pensent que la gauche doit également appeler un chat, un chat, un arabe, un arabe, un Noir, un Noir, et un policier raciste, un lieu commun.

Mais tout le problème vient des Noirs …..

Fabrice Olivet: Avez-vous trouvé dans vos recherches la trace d’une délibération secrète de l’administration Nixon (ou même de Ronald Reagan), qui stipule clairement le principe de l’élaboration de la guerre à la drogue comme réponse coercitive à l’activisme des militants des droits civiques?

Michelle Alexander: Il n’existe aucune preuve d’un plan secret de déclenchement de la guerre à la drogue et de sa rhétorique de tolérance zéro («get tough rhetoric»), instrumentalisée au bénéfice de la haine raciale. Mais, de fait, cette stratégie n’a jamais été secrète. De nombreux historiens et spécialistes en sciences politiques ont démontré qu’une telle croisade était au cœur de la stratégie mise en place avec succès par le parti Républicain.

Ce plan, connu sous l’appellation de «stratégie sudiste», consiste à utiliser des slogans sécuritaires comme «soyez durs» («get tough»), pour attirer le vote des pauvres de la classe ouvrière blanche et traumatiser le mouvement des droits civiques. Les stratèges du parti républicain ont découvert que les promesses d’«être dur» contre «eux» – le «eux» restant flou – se révélaient extrêmement payantes auprès des Blancs pauvres, en les éloignant du vote démocrate.

L’ancien directeur de campagne de Richard Nixon, H.R Haldeman, a parlé de cette stratégie dans les termes suivants: «Le truc, c’est d’inventer un système qui mette en évidence un fait reconnu: tout le problème vient des Noirs».

Dont acte. Quelques années après l’annonce publique de la guerre à la drogue, le crack a envahi les centres-villes où résident nos communautés. L’administration Reagan a surfé sur cette vague avec jubilation en popularisant tous les stéréotypes médiatiques du genre: «bébé du crack», «maman du crack»,«putes du crack», et tout ce qui était lié à une forme de violence en lien avec la drogue.

Le but était de focaliser l’attention des médias sur la consommation de crack des ghettos de centre-ville, en pensant pouvoir souder le public autour de la guerre à la drogue, une politique populaire, pour laquelle des millions de dollars étaient demandés au Congrès.

Le plan a parfaitement fonctionné. Pendant plus d’une décennie, les toxicos et les dealers blacks ont fait la une de la presse et des journaux télé, changeant subrepticement l’image que nous avions du monde de la dope. Malgré le fait que depuis des décennies, toutes les statistiques montrent que les Noirs ne vendent, ni ne consomment plus de drogues que les Blancs, le public en est arrivé à associer la couleur noire avec les stupéfiants.

A partir du moment où dans cette guerre l’ennemi fut identifié, la vague de répression contre les Noirs a pu se déployer. Le Congrès, les administrations d’Etats, toute la nation a pu mobiliser au service de la guerre à la drogue des milliards de dollars et ordonner des incarcérations systématiques, des peines plus lourdes que celles encourues pas les auteurs de meurtres dans de nombreux pays.

Et presque immédiatement, les démocrates ont commencé à rivaliser avec les républicains pour prouver qu’ils étaient aussi capables de «get tough». Par exemple, c’est le président Bill Clinton qui a intensifié la guerre à la drogue, bien au-delà de ses prédécesseurs républicains.

C’est l’administration Clinton qui a interdit aux auteurs de délits liés aux stupéfiants de bénéficier de toute aide fédérale, qui les a exclus des lycées, du logement social, jusqu’à les priver de l’aide alimentaire, à vie… Ces lois ont été portées par une administration démocrate, désespérée de réussir à récupérer le vote des petits Blancs du Sud…

 

Fabrice Olivet: Que pensez-vous des lois françaises, qui interdisent toute référence à l’origine ethnique ou la couleur de peau dans les recherches, les statistiques et les documents officiels?

Ces lois sont inadmissibles et tout à fait choquantes. Elles ne sont pas autre chose qu’une conspiration du silence, un déni national des inégalités raciales.

Il est étonnant qu’un pays comme la France, avec son passé esclavagiste, refuse d’étudier ce qui pénalise les groupes ethniques minoritaires sur le plan politique, législatif ou institutionnel. Il est possible que les Français aiment pouvoir se dire qu’ils n’ont aucun problème de discrimination raciale, et que par conséquent ils n’ont pas besoin de statistiques dans ce domaine.

Ou peut-être pensent-ils que rassembler de tels éléments va mettre le feu aux poudres. C’est le truc classique, comme aux Etats-Unis, de penser qu’il vaut mieux ne pas savoir. Hélas, tout cela revient à déclarer: «Nous sommes heureux d’être aveugles et sourds. Nous revendiquons le droit d’être ignorants, et peu importe la souffrance que cette ignorance peut causer à d’autres».

Je me souviens quand la police des Etats-Unis affirmait que le contrôle au faciès n’existait pas… Les responsables policiers étaient absolument révoltés d’être ne serait-ce que soupçonnés de discrimination. Puis, lorsqu’ils ont reçu l’ordre de recueillir systématiquement toute information sur le sujet, leur ton a brusquement changé.

Les données ont montré – sans l’ombre d’un doute – que les gens de couleur étaient contrôlés, arrêtés, et écroués pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, dans des proportions incroyablement plus élevées que les Blancs….

Aujourd’hui, tout le monde sait que ces contrôles sont systématiques et le débat se déplace de «est-ce-que ces pratiques existent?» à «comment faire pour les arrêter?». Rien de tout cela n’aurait été possible sans statistiques ethniques. C’est ce que la plupart des gens ne comprennent pas. Ces données ne sont pas seulement nécessaires pour cerner l’étendue du problème, elles sont indispensables pour élaborer des solutions efficaces.

Les statistiques rendent possibles l’identification des pratiques institutionnelles en matière raciale. Où se situent les faiblesses, les failles? Ces mêmes statistiques, qui établissent l’existence des contrôles au faciès, ont également été utilisées dans la conception de stratégies plus justes et plus humaines.

Dans ce domaine, le refus des statistiques peut être assimilé à un parti pris d’indifférence délibérée envers les inégalités raciales… Il semblerait absurde de demander à un médecin de guérir un malade qu’il serait absolument interdit d’ausculter. Donc on ne peut pas prétendre lutter contre les discriminations raciales en s’interdisant d’utiliser les outils qui nous permettent de diagnostiquer le problème et de trouver le remède.

 

Fabrice Olivet: Saviez vous que la France fut le premier pays à abolir l’esclavage et à promouvoir des officiers noirs?

Je n’ai pas de commentaires à faire. Je suis toujours réticente à l’idée de féliciter des gens pour avoir cessé de faire quelque chose qu’ils n’auraient jamais du commencer à faire.

 

Interview réalisée par Fabrice Olivet pour le N° 52 de Asud Journal: Le dossier qui « gênes »

Michelle Alexander enseigne le droit à l’université d’état de l’Ohio, est avocate en droit civil et écrivain.

“The New Jim Crow, Mass incarceration in the Age of Colourblindness”, par Michelle Alexander, n’est pas encore traduit en français.

NDLR L’interview est basée sur les Etats Unis où il y a peu d’émigrés d’origine méditerranéenne. En France, la démarche policière est assez similaire, quoi qu’on en dise. Les statistiques simples (les ethniques ne sont paraît-il pas reconnues) prouvent facilement que les « Arabes » et les « Noirs » forment l’essentiel des interpellés pour contrôle d’identité ou inculpés de trafics. Leur proportion en prison est aussi totalement inégale. La notion de délit de faciès est toujours bien en place, comme s’en émeuvent des associations diverses, telle que la Ligue des Droits de l’Homme. Il est toujours intéressant de le rappeler.

 

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